Beauté et (ciné) génie des bergers des Alpes et de Provence
Les bergers, la transhumance, les troupeaux sont cinégéniques. Ils portent une beauté indiscutable. Avant même d’être filmés, ils sont une série d’images que nous avons tous en tête : des clichés.
Leur beauté fait leur malheur, car il est souvent difficile pour un photographe ou un cinéaste d’échapper à ces stéréotypes et à la tentation de la belle image. En effet, le pastoralisme et les bergers, ce n’est pas ça : la belle image. C’est avant tout un métier. D’aucuns diront : c’est une tradition ancestrale. Certes, mais si le pastoralisme fait volontiers figure de patrimoine et même d’élément essentiel de l’image (voire de l’« identité ») de la Provence et des Alpes, c’est avant tout une culture vivante et une activité économique soutenues par des savoir-faire et des savoirs techniques, très anciens et évolutifs, détenus par les éleveurs et les bergers d’ovins, bovins et caprins.
C’est précisément là où la culture pastorale ne s’accommode pas d’être un élément identitaire. La raison étant qu’elle est en changement constant et que c’est cette mutation permanente – cette culture de la mobilité – qui garantit sa survie. D’où qu’il soit difficile de l’enfermer dans une photographie, un film, un musée, une œuvre littéraire. Tous ces supports vieilliront bien plus vite que le pastoralisme et la transhumance qui, pourtant, sont de très vieilles choses.
J’ai été subjugué par la beauté de la culture pastorale, un soir, dans la plaine de la Crau, devant le spectacle d’un troupeau qui, tout ensonnaillé, s’apprêtait à embarquer dans les camions qui le transporterait en Drôme sur le plateau du Vercors. C’était à la fin du printemps 1996, l’air et la lumière étaient doux. Le son de toutes les cloches – environ cent-cinquante – savamment choisies par le berger et mises aux cous des brebis qui sauraient les faire sonner, avait quelque chose de fabuleusement enivrant.
Le berger avait l’oreille et une fabuleuse collection de cloches ; le troupeau était constitué de belles bêtes, des brebis de race Mérinos d’Arles appartenant toutes à une même famille d’éleveurs de père en fille, formant elles-mêmes une grande famille de 1500 individus obtenue au fil du temps grâce à de judicieux choix génétiques permettant d’avoir de belles femelles couvertes par de beaux béliers à larges cornes en volutes, donnant de beaux agneaux et de belles agnelles, mais aussi une laine de qualité et une viande savoureuse pour les repas de fêtes. Une famille musicienne avec ses grands-mères, mères et filles, ses cousines, ses oncles et tantes.
Tout cela – cette plaine caillouteuse et steppique, la douceur printanière, la beauté et le calme de ces bêtes repues d’herbes fines et goûteuses – faisait un fabuleux spectacle. Tout était en harmonie. Demain, le troupeau et son chef berger joueraient devant des milliers de personnes. Cette veille de concert, j’étais le seul auditeur, tout ouïe, émerveillé, certain de ne jamais revenir de cette émotion.
Le troupeau était un orchestre qui répétait, au secret de la Crau, la symphonie pastorale qu’il allait jouer dans quelques heures lors de son grand défilé dans les rues de Die, pour la plus belle fête de la transhumance qui fut jamais organisée dans les Alpes et en Provence. Une vraie célébration de la culture pastorale, avec des bergers de tous les pays : on y vit des pasteurs touaregs et navajos discuter avec des éleveurs et bergers des Alpes et de Provence, parlant un même langage, celui de la domestication, et pensant d’une même façon l’animal et les territoires qu’il pâture. Une vraie fête que cette fête-là avec des projections de films, des concerts, un marché, des affiches superbes (par F’murrr, l’auteur de la bande dessinée Le génie des alpages) et, surtout, ces rencontres entre gens d’ici et gens d’ailleurs que l’organisateur, l’extraordinaire André Pitte, accueillait avec une banderole autrefois accrochée pour les fêtes locales, où il était écrit « Honneur aux étrangers ».
Oui, « Honneur aux étrangers », car les bergers et leurs brebis sont les héritiers d’une vieille culture de la domestication et de la mobilité qui, forte de ses origines mésopotamiennes et de ses transhumances pédestres ou maritimes, s’est gorgée des herbes, des langues et des cultures des pays du pourtour méditerranéen pour venir jusqu’à nous. Bien qu’elle ne soit pas épargnée par les vicissitudes de notre déboussolante modernité, la culture pastorale et son mode de vie simple, allant à l’essentiel, sont loin d’avoir dit leur dernier mot. En France, un efficace système de formation donne chaque année des éleveurs et bergers, des deux sexes, au métier. Les Alpes sont toujours reliées à la Provence par des flux de transhumance qui, même s’ils ne remontent pas à la nuit des temps (comme on le lit trop souvent), existent sous cette forme depuis le Moyen Âge.
Le pastoralisme du sud de la France trouve ses racines dans une histoire vieille de 7500 ans ; une histoire où des communautés d’agropasteurs ont délégué à certains d’entre eux la charge de monter en altitude pour y faire paître les troupeaux. La Provence et les Alpes sont parsemées de grottes-bergeries où ces premiers bergers néolithiques abritaient leurs troupeaux. Cet enracinement profond se double d’une culture de la mobilité qui, alliée à une plasticité de la culture pastorale, donnent aux éleveurs et bergers contemporains de sérieuses raisons d’espérer en l’avenir.
Ces femmes et hommes, leurs troupeaux, leur culture et leurs techniques ne sont pas des reliques du passé. Ce ne sont pas non plus des icônes de nos lointaines racines paysannes. Ces gens que nous, citadins, regardons de plus en plus comme des étrangers, sont nos contemporains. Et, au vu de ce qu’ils endurent partout autour de la Méditerranée et ailleurs dans le monde, c’est un miracle qu’ils soient encore là. Honneur donc et longue vie à ces étranges étrangers !
Le troupeau est au repos. La musique de la sonnaille accompagne ces images de grand calme. Un berger trait une bête. Un feu presque éteint laisse échapper de la fumée à côté d'une charrette. Le chien lape dans sa gamelle. La voix off indique que nous sommes au petit matin. Tous les gestes sont accomplis avec lenteur avant d'entreprendre trente kilomètres de route. Ce rythme s'inscrit dans une tradition vieille de deux mille ans. <br />
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Résumé du film<br />
"Gens et métiers de Provence" témoigne notamment de la pratique extensive de la transhumance estivale à travers les Alpes de Provence. Ce film constitue autant un document audiovisuel qu'un document sonore (sonnailles) de la profession pastorale. Sur la route de la montée en alpage, les brebis, conduites par le berger, les chiens et les ânes, cheminent depuis le pays arlésien (Crau, Camargue), où les ouvriers agricoles espagnols repiquent le riz, jusqu'aux pâturages de montagne de la vallée de l'Ubaye. A la fin des années 1950, seuls certains troupeaux ovins poursuivent l'estivage à pied tandis que le transport par camion se développe. Dans la vallée, blé et lavande murissent au soleil. Jean Mascaux nous dépeint lentement le mûrissement du blé, son battage pour en extraire le grain. La lavande, cueillie par les ouvriers agricoles espagnols est ensuite distillée lentement dans les alambics.<br />
- Année
- 1958
- Réalisateur(s)
- Jean MASCAUX
- Son
- Pierre PHILIPENKO